Dans les coulisses de la politique étrangère russe
Les relations entre l’UE et la Russie atteignent actuellement un des points le plus bas de leur histoire. Même si rattraper cette situation semble une tâche gargantuesque, il importe à l’évidence de commencer par clarifier les principes et les facteurs clés qui orientent la politique russe vis-à-vis de l’UE. Dans une tentative pour mieux comprendre le rôle des universités dans ce domaine, la Dre Katarzyna Kaczmarska de l’Université d’Aberystwyth a consacré deux années à l’étude des relations entre chercheurs universitaires et décideurs politiques en Russie. Outre le fait d’avoir établi des ponts avec les universitaires russes spécialisés en affaires internationales, son projet RuKNOW (Knowledge on International Relations in Russia), lancé avec le soutien du programme Marie Curie, apporte de nouvelles perspectives sur l’élaboration de la politique étrangère en Russie et pourrait aider l’UE dans ses efforts pour renforcer le pluralisme dans le débat politique de ce pays. Que savions-nous à propos des relations entre les universitaires et le gouvernement russes avant votre projet? Est-ce que ce dernier exerce un fort contrôle sur les recherches menées par les premiers? Dre Katarzyna Kaczmarska: Notre compréhension des relations entre les universitaires et le gouvernement russes dans le domaine de l’élaboration de la politique étrangère en Russie était relativement limitée. Mezhdunarodniki, un groupe très renommé d’experts en politique étrangère constitué, mais pas uniquement, d’universitaires, a souvent été présenté comme suivant la ligne officielle ou comme «gardien» du régime. Cependant, nous en savons très peu quant à la motivation de leur soutien au régime. Des experts ont dit qu’elle pouvait découler soit d’une conviction authentique soit d’une volonté opportuniste. Parallèlement, les discours universitaires et politiques ont été décrits comme mutuellement constitutifs ou comme évoluant de concert. La vision dominante veut que les bourses d’étude en relations internationales (RI) en Russie s’apparentent à «une élaboration de preuves en fonction d’une politique» plutôt qu’à «une élaboration d’une politique en fonction des preuves». Pourquoi était-il si important de vérifier ces affirmations? Le processus d’élaboration de la politique étrangère en Russie reste complexe à démêler. Il est rarement soumis au débat public, surtout depuis le début du conflit Russie-Ukraine en 2014. Cependant, on constate que, en tant que discipline académique, les RI sont en plein développement depuis deux décennies en Russie. Cela pose la question de ce qu’est ou de ce que pourrait être le rôle des universitaires en tant que conseillers en politique étrangère. En étudiant les relations entre les universitaires et le monde politique, nous sommes en mesure de mieux comprendre comment est définie la politique étrangère en Russie. Cela permet de nuancer à la fois l’image simpliste qui veut que Vladimir Poutine soit seul à prendre toutes les décisions et l’hypothèse selon laquelle les spécialistes russes en politique internationale se contentent de suivre la ligne officielle. Comment avez-vous procédé? Selon moi, l’aspect le plus important de ces travaux consistait à établir un contact avec des chercheurs russes et à comprendre leur point de vue sur la relation entre le monde universitaire et la définition des politiques. En mettant l’accent sur les thèmes et les problématiques qu’ils abordaient, j’ai cherché à nuancer le parti pris potentiel des étrangers et à minimiser la pratique qui consiste à considérer la Russie du point de vue de l’altérité. Au cours de ces deux années, j’ai mené des entretiens avec des universitaires et fourni une expertise à des groupes de réflexion. Dans la mesure où les discussions critiques se sont nettement déplacées vers l’espace virtuel, j’ai également étudié les opinions partagées publiquement et personnellement par des spécialistes sur les réseaux sociaux et j’ai suivi des débats tenus par plusieurs associations et groupes universitaires. Afin de mieux comprendre le contexte dans lequel travaillent les chercheurs, j’ai aussi analysé le système de gouvernance des recherches académiques et étudié Nauka, un journal qui traite des thématiques universitaires. J’ai complété ces travaux par un examen des textes universitaires publiés en Russie dans le domaine des RI. Selon vous, quelles ont été vos découvertes les plus importantes et/ou surprenantes? J’ai identifié deux tendances concurrentes dans les relations entre la communauté universitaire et le monde des décideurs politiques. D’un côté, les autorités attendent des universités russes qu’elles améliorent leur position dans les classements internationaux et qu’elles prennent part à l’éducation internationale et au marché éditorial. De l’autre, la communauté universitaire a le sentiment que l’expertise professionnelle en RI n’est pas valorisée par les décideurs politiques. J’ai mis en évidence tout un éventail d’opinions sur l’implication des universitaires auprès du monde politique. Certains chercheurs considèrent que l’élaboration de la politique étrangère dépend uniquement des représentants officiels de l’État et qu’elle exclut ouvertement les acteurs sociétaux comme les groupes de réflexion, les spécialistes et les universitaires. D’autres chercheurs expliquent que les universitaires sont souvent mis à contribution pour justifier les politiques déjà existantes ou pour donner du contenu aux slogans politiques, et qu’ils ne sont pas invités à participer au processus de formulation de ces politiques. Un autre groupe de chercheurs a délibérément cessé de participer. Enfin, les universitaires moins sceptiques reconnaissent que les chercheurs en RI partagent généralement l’ambition d’avoir une certaine influence dans le domaine de la politique étrangère. Au sein de ce groupe, la volonté d’influencer va de pair avec la conscience des obstacles existants. Plusieurs facteurs découragent les chercheurs qui souhaitent participer activement au débat public. Par exemple, l’État intervient de plus en plus dans les institutions universitaires ou directement auprès des chercheurs. Certains universitaires ne se sentent pas à l’aise à l’idée de participer à un débat télédiffusé ou radiodiffusé parce qu’ils ne sont pas certains que leur présence ne risque pas de légitimer certains messages, sans leur donner de réelle opportunité de transmettre leurs propres opinions. La réticence à contribuer au processus d’élaboration des politiques contraste fortement avec un cadre institutionnel relativement riche permettant l’échange de connaissances entre la communauté des spécialistes et le gouvernement. Comment envisagez-vous l’évolution des relations UE/Russie dans l’avenir? Au cours de la dernière décennie, les relations UE/Russie se sont progressivement dégradées. La rhétorique officielle du partenariat et de la coopération utilisée par les deux acteurs a permis de mettre sous le tapis de nombreux aspects problématiques. Malheureusement, aucune des raisons participant à cet état de fait ne semble disparaitre, qu’il s’agisse du conflit en Ukraine ou du soutien non officiel de la Russie aux partis d’extrême droite européens. Chacun des deux protagonistes est déçu par l’autre. Les autorités russes s’accordent de plus en plus sur une perception de l’UE comme concurrent, plutôt que comme partenaire. Au sein de l’UE, la frustration liée aux menaces russes réelles et perçues en matière de cybersécurité ne cesse de croître. Je pense que l’évolution de la situation intérieure à la fois en Europe et en Russie jouera un rôle essentiel dans le développement futur du lien Russie-UE. Comment votre projet et ses résultats peuvent-ils apporter des éléments d’information pour les futures décisions politiques européennes et, en fin de compte, influencer les relations UE/Russie? Mon projet montre que, même si le contrôle exercé sur le processus d’élaboration de la politique étrangère se renforce, il y a des acteurs sociétaux en Russie qui veulent avoir leur mot à dire et qui souhaitent formuler certaines critiques. L’UE devrait prendre ce facteur en considération et encourager le dialogue et la coopération universitaire entre les chercheurs et les étudiants européens et russes. Sur le long terme, cela pourrait même contribuer à renforcer le pluralisme dans le débat politique russe. Mon projet montre également qu’il est important de promouvoir ce que l’on appelle la diplomatie non gouvernementale qui permet aux experts d’échanger leurs points de vue et de mieux comprendre comment l’autre partie perçoit le monde, quels sont les obstacles existants dans le processus de production de connaissances et comment ces connaissances peuvent ou non se traduire en élaboration de politiques.
Pays
Royaume-Uni